1,2, 3 Questions du 15/04/20

Olivier Verriez, président du groupe HPL, Boulogne-sur-Mer

La réorganisation a été hallucinante

Dans les départements du 59 et 62, nous n’avons pas de vague et faisons face à une augmentation progressive des patients. Nous adaptons nos capacités en fonction des demandes et avons eu le temps de bien nous préparer. Aucun lit ne manque dans notre territoire. À Béthune, Boulogne-sur-Mer et Coquelles, dans les cliniques du groupe HPL, nous prenons en charge en permanence entre 20 et 25 patients COVID. Ils nous sont adressés par les médecins généralistes, ou arrivent par nos services de soins non programmés qui parfois testent positivement des patients qui consultaient pour d’autres symptômes. Nous n’avons eu quasiment aucun patient en provenance de la régulation, nous sommes des établissements de deuxième ligne. Nous travaillons en complémentarité avec l’hôpital public voisin : nous prenons en charge certains de leurs patients en post-réanimation et leur transférons des patients en réanimation.

Nous avons mis en place des consultations COVID dans les sas placés aux entrées des établissements : contrôle de la température et scanner. Les flux sont ensuite sanctuarisés en interne. Spontanément, les chirurgiens ont organisé une liste d’astreintes entre eux pour assurer ces accueils aux côtés des infirmières et urgentistes et s’occupent de la régulation des patients. Les trois établissements MCO du groupe ont obtenu une autorisation provisoire de réanimation de 6 mois. Sinon, nous avons converti des lits de médecine en lits COVID que les médecins spécialistes de l’établissement font fonctionner. Concernant le matériel de protection, j’avais commandé plus de 80 000 masques au tout début de la crise, 40 000 vont nous être livrés et une commande de 80 000 supplémentaires vient de partir. Nous anticipons la durée. On ne rentre dans nos établissements que muni d’un masque, et je réfléchis à nous doter de caméras thermiques comme celles utilisées en Chine.

Nous anticipons la suite

Nous avons atteint le plateau de l’épidémie. La prudence est de mise mais la situation est davantage stabilisée. Nous réévaluons progressivement le critère de perte de chance qui prévalait à la décision de déprogrammation, appliquée de façon très restrictive au départ. Nous ré-examinons chaque situation, hier non urgente, qui peut évoluer.

Nous avons désormais peur de la crise dans la crise du fait du renoncement aux soins. Le volume des urgences a baissé et nous voyons des tableaux cliniques très aigus que nous n’avions pas vus depuis longtemps. Les patients ont très peur de se rendre dans un établissement. Des oncologues citent la demande de patients de reporter leur chimiothérapie, les secrétaires alertent sur les annulations de consultations pour un suivi de pathologies chroniques ou d’opérations chirurgicales. Il faut impérativement rassurer la population sur l’absence de risque. Cette peur sera difficile à lever et la reprise de l’activité sera très lente.

100 % du personnel des deux cliniques de Boulogne-sur-Mer et Coquelles ont passé des tests de sérologie pour connaître leur exposition au virus. Les résultats seront connus dans quelques jours. Nous disposerons alors du taux d’immunité, et saurons si les gestes barrière ont été efficaces.

L’activité non réalisée ne sera pas récupérée, c’est illusoire de le penser. Nous étions déjà à flux tendu, il sera impossible de passer à 120 %. Les patients devront attendre. La perte économique sera très importante pour les médecins libéraux et l’aide annoncée est dérisoire. En ce moment, ils répondent tous présents, ont arrêté leur exercice libéral et se mettent au service de la population.

La solidarité est totale entre toutes les équipes de praticiens, soignants et administratifs. L’implication et la prise de responsabilité ont été phénoménales ! Je n’ai jamais douté de mes équipes mais leur capacité à innover m’a bluffé. Ensemble, on a réalisé des prouesses : transformer en 48 heures une unité de soins intensifs en cardiologie en réanimation, former 40 personnes. En 2 semaines, la réorganisation a été littéralement hallucinante.

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Bertrand Mignot, directeur de la Clinique Saint-Augustin, Bordeaux

Nous avons créé une énorme « CPTS »

À Bordeaux, la situation est incomparable à celle que connaît le Grand Est ou Paris. Nous avons eu le temps de nous organiser. L’ARS à l’échelon de la Gironde a instauré une démarche collaborative qui fonctionne : l’hôpital militaire, les établissements publics, privés, espic sont réunis en cellule de crise téléphonique tous les jours à 11h. Chacun précise ses flux sans tabous ni faux-semblants et la régulation des patients se fait naturellement. Nous discutons aussi de nos besoins en équipements, en molécules et ressources humaines et partageons même des bonnes pratiques. Nous découvrons aussi ensemble au fur et à mesure des nouvelles problématiques et des solutions sont trouvées : les ententes préalables, l’occupation des lits en gérontologie, l’HAD, les patients relevant de la psychiatrie, etc.

Même le CHU de Bordeaux, premier de France, a mis de côté son travers « sauveur du monde » et demande l’aide dont il a besoin. Une énorme « CPTS » s’est créée et fonctionne avec les moyens modernes de communication, initiés par l’ARS. Les directeurs et les réanimateurs participent à cette cellule de crise et selon les besoins, certains spécialistes ou des rapporteurs de sous-groupes (SSR, infectiologie, soins palliatifs…). Parallèlement, les médecins ont créé des groupes whatsApp pour échanger sur leurs pratiques. Nous avons eu le temps d’apprendre des erreurs des deux premières régions touchées. Ensemble, et avec l’ARS, l’offre de soins est globalement équilibrée, graduée et solidaire. Nous travaillons relativement sereinement et avons pu accueillir une centaine de patients d’autres régions au sein de nos réanimations, sur l’ensemble des établissements, sans distinction de statut.

À Saint-Augustin, l’activité de chirurgie cardiaque est ralentie : environ une douzaine de CEC sont réalisées par semaine sur les 30 habituelles. Les recommandations des sociétés savantes incluant celles en rééducation sont suivies à la lettre sans que des patients ne subissent de perte de chance. Avec le CHU, nous sommes les seuls autorisés en chirurgie cardiaque et la répartition suivante est prévue : les patients COVID + sont planifiés au CHU et les COVID – chez nous, mais à ce jour aucun patient COVID + n’a été opéré. Pour les patients COVID –, une coordination intuitive s’est instaurée afin que chacun préserve ses lits de réanimation.

Concernant la cardiologie interventionnelle, chaque établissement accueille des patients COVID + et –. Des trois salles interventionnelles, une seule fonctionne à ce jour pour répondre aux urgences vitales ou effectuer les actes qui ne peuvent être reportés sans perte de chance. À titre d’exemple, 5 Tavi sur les 10 habituels sont réalisés chaque semaine.

Concernant l’activité chirurgicale carcinologique, 3 des 15 salles de bloc fonctionnent pour réduire de même la tension sur les lits d’aval. De même, l’activité est graduée en fonction de la gravité de chaque cancer. Chaque spécialité a constitué une cellule de concertation type RCP sous l’égide de la CME, pour permettre d’arbitrer sereinement les plannings de blocs. Nous tournons à 20 % de nos capacités habituelles.

Notre corps médical comprend parfaitement la logique de déprogrammation et a joué le jeu en une semaine. Notre CME a un niveau de maturité important. Toutefois, une tension apparaît progressivement alors que l’incertitude règne sur les indemnités prévues. Par exemple, les 10 urologues de la clinique, qui salarient 52 personnes, s’inquiètent légitimement des conséquences financières sur leur société d’exploitation.

Comment redémarrer l’activité ?

En l’absence de clarté, les risques assurantiels inquiètent les médecins libéraux qui gèrent leur responsabilité individuelle. Sur la reprise de l’activité, nous voyons deux philosophies pointer : reprise de l’activité selon les protocoles usuels et les recommandations connues, par exemple pour la tuberculose ou le prion, ce que probablement choisira le secteur privé, ou maintenir deux flux COVID + et – que le secteur public pourra organiser plus simplement grâce à des dotations. L’immunité de la population est très loin d’être acquise et nous sommes partis pour une deuxième vague. Il est illusoire de penser qu’en juin ou juillet une activité normale pourra redémarrer. Les établissements qui n’ont pas de plateau technique lourd de réanimation vont au devant de transferts de patients COVID qui pourront décompenser.

Le secteur privé va devoir être imaginatif et créer des « GHT privés » pour gérer ces transferts. Pour la première fois en 2020, grâce aux dotations prévues, nous savons à l’avance que notre chiffre d’affaires sera le même que l’année dernière. Mettons ce temps à profit pour nous structurer en interne dans le secteur privé. Il va falloir construire sur la collaboration entre nos établissements, et ne pas trop vite retomber dans nos travers concurrentiels. La guerre contre le COVID-19 n’est pas finie, mais celle de l’après pic épidémique, celle de la communication, des autorisations et des filières patients, a d’ores et déjà commencé.

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Vincent Lacombe, PDG de la Clinique Saint-Exupéry Toulouse, président FHP REIN

Nous avons créé une réponse sanitaire sans marge de manœuvre

Alors même que les patients dialysés sont extrêmement vulnérables, cochant toutes les cases de fragilité, la prise en charge de l’IRC reste encore mal identifiée dans la réponse sanitaire face au COVID. La moyenne d’âge des patients est élevée (proche de 73 ans en centre lourd), environ 40 % des patients sont diabétiques (une des causes de l’insuffisance rénale), parfois obèses, ou ont une insuffisance cardiaque associée… la prise en charge en dialyse est vitale.

Pour toutes les parties prenantes de l’IRC, il est incompréhensible que la dialyse ne soit pas identifiée dans le schéma du ministère, les patients dialysés et les professionnels ayant la compétence dialyse doivent être dépistés en priorité au même titre que les résidents et professionnels des Ehpad.

Poussés par un système de santé vers toujours plus d’efficience, baisse des tarifs de dialyse de 35 % ces dernières années, nos établissements, en respectant des règles du jeu toujours plus contraignantes, n’ont pas créé les conditions pour résister à une quelconque épidémie même si elle avait été de moindre importance. Nous avons créé une réponse sanitaire sans marge de manœuvre alors que c’est la nature même de notre métier.

Demain, les autorités de santé doivent assumer le système de santé qu’elles souhaitent.

Les établissements ont reporté les économies sur les industriels qui ont eux aussi rationalisé leur production. En consolidant leurs usines de production, ils se sont installés dans des pays où la main d’œuvre en Europe était la moins chère, et sinon fabriquent en Chine… Toute la chaîne de soin est fragile. Nous aurions dû nous révolter à chacune de ces étapes de la dégradation du système.

Même s’il est difficile pour nous de ménager des espaces sanctuarisés et de différencier les flux de patients, nous nous imposons une extrême vigilance afin que nos centres ne deviennent pas eux-mêmes des clusters du fait des prises en charges itératives. Comme nous savons tout cela, notre niveau de vigilance est extrêmement élevé, supérieur probablement à la moyenne du sanitaire.

À Toulouse, nous sommes relativement épargnés par rapport à ce que vivent l’IDF et le Grand Est. Aujourd’hui, à titre d’exemple sur notre établissement, nous avons pris en charge seulement 5 patients COVID + dont 3 hospitalisés mais nous avons aussi plus de personnel infecté que de patients COVID + ! Les professionnels sont très exposés et malgré tout personne n’est absent. Cette crise a révélé un niveau de responsabilité très élevé et renforce le choix d’avoir embrassé cette carrière par nos soignants.

À Toulouse, nous travaillons tous main dans la main, quelle que soit notre fédération. Les néphrologues ont décidé ensemble des critères d’évaluations (volume de litres d’oxygène…). Cette évaluation arbitre un transfert rapide des patients COVID + vers les unités de réanimation identifiées de la région.

Enfin, l’ARS a demandé d’organiser les transports des patients non plus en taxi mais en ambulance.  Si nous comprenons les raisons sanitaires de cette injonction, nous regrettons de ne pas avoir été consultés en amont. Faute d’activité, une part significative des sociétés de transports sanitaires ont mis leurs ambulanciers au chômage partiel. Nos besoins en transport sont très spécifiques :  un très gros volume pendant peu de temps. Certains jours sur certains créneaux, jusqu’à 150 ambulances sont nécessaires à Saint-Exupéry. Les patients n’ont pas compris ce changement… Le médecin est prescripteur du transport et le centre en est l’organisateur, nous sommes donc responsables mais dans l’incapacité de répondre à l’injonction de l’ARS.