1,2, 3 Questions du 26/10/20 – Pr Pierrick Bedouch

Professeur Pierrick BEDOUCH, président de l’association nationale des enseignants-chercheurs de pharmacie clinique, membre du conseil scientifique de la société savante française de pharmacie clinique, chef de pôle pharmacie du CHU Grenoble Alpes.

Quelle est la définition d’une pénurie de médicaments et quel est son niveau constaté ?

Un décret de 2012 définit une pénurie par l’indisponibilité d’un médicament en pharmacie d’officine et en PUI (Pharmacie à usage intérieur = Pharmacie hospitalière) au-delà de 72 heures. Cette pénurie peut être motivée par une rupture de stock ou une rupture dans la chaîne de distribution. Nous apportons une attention prioritaire sur les médicaments d’intérêt thérapeutique majeur (MITM) dont la pénurie est susceptible de mettre en jeu le pronostic des patients à court ou moyen terme ou représente une perte de chance importante, ou pour lesquels il n’existe pas d’alternative appropriée et disponible en quantité suffisante. Un arrêté de 2007 en fixe la liste.

Nous parlons d’un problème de santé publique mondial majeur. 86 % des pharmaciens européens répondant à une enquête de la European Association of Hospital Pharmacy ont déclaré connaître des pénuries de médicaments. Toutes les catégories pharmacologiques et les médicaments princeps comme génériques, les maladies cardiaques, neurologiques, etc. et aussi chroniques sont concernés.

44 MITM étaient en rupture en 2008, 871 en 2018, entre 1 200 et 1 400 (en attente de consolidation des chiffres) en 2019, et près de 2 000 estimés en 2020. La durée médiane d’une rupture de stock pour les MITM était en 2017 de 7,5 semaines en moyenne (source Leem, 2018). Une enquête réalisée au CHU de Grenoble Alpes montrait une rupture permanente de 40,1 MITM. Si la gestion des ruptures de stock est une routine pour les pharmaciens, la durée de cette rupture devient désormais un défi majeur.

Une enquête publiée en 2017 dans la revue internationale JAMA montrait un impact significatif sur la mortalité pour prise en charge d’un choc septique entre une cohorte d’hôpitaux qui ont géré la pénurie de Norepinephrine (Noradrénaline) et ceux qui avaient dû basculer vers la Phenylephrine.

La pénurie de médicaments n’est pas nouvelle et de nombreux rapports existent, notamment :  OMS en 2016, Académie française de pharmacie et commission d’information sénatoriale en 2018. La situation s’est aggravée au cours de la dernière décennie et connaît une accélération depuis 3 ans. Nous ne sommes pas face à un épiphénomène à un instant T.

Quelles sont les causes de ces pénuries ?

Selon les déclarations des laboratoires pharmaceutiques auprès de l’ANSM, les pénuries sont motivées par les causes suivantes : défaut des outils de production (environ 15 %), manque de matières premières et d’articles de conditionnement (environ 15 %), capacité de production insuffisante (environ 15 %) et augmentation du volume de vente (environ 20 %), contrôle des médicaments non conformes (environ 9 %), autres (logistique, modifications d’AMM, arrêt de commercialisation, environ 25 %).

Selon les professionnels de terrain, la première cause identifiée est l’accroissement du marché mondial : disponibilité de la matière première et d’outil de production, surtout visible en Asie où le niveau de vie de sa propre population augmente. Ensuite, un médicament coûte cher, or le coût payé en France pour les médicaments anciens est inférieur comparé à d’autres pays. Un antibiotique type amoxicilline peut coûter 2,50 euros en France et 25 dollars aux États-Unis. Le système de régulation des prix en France est très performant. D’une manière générale, la rationalisation des coûts de production tend le flux de production depuis 20 ans et la politique de faible prix en France ne motive pas le maintien d’une chaîne de production sur le territoire national. La concentration et délocalisation de la production de matières premières et celles de la production du produit fini (façonnage), sont très importantes : 60 à 80 % des molécules sont produites en Chine et en Inde (plus gros producteur de génériques). L’augmentation des constats de défaut qualité (suspension d’AMM en conséquence) est également une des causes des pénuries du fait de l’augmentation des exigences normatives notamment.

Quels sont les travaux que vous avez menés durant la Covid ?

La Société française de pharmacie clinique (SFPC) et la Société française d’anesthésie et réanimation (SFAR) ont mené une large enquête auprès des pharmaciens et anesthésistes-réanimateurs des hôpitaux et cliniques dans le contexte de forte pénurie de 5 molécules : 3 curares et 2 hypnotiques. L’objectif était d’accompagner la Direction générale de la santé et de réajuster le cas échéant les allocations d’État. S’il n’en centralise plus l’allocation depuis août 2020, l’État fait toujours un suivi très précis des consommations déclarées par les établissements de santé.

Les PUI de 358 établissements ont participé à notre enquête dont 45 % de statut privé.

Dans les unités de soins critiques, la consommation de Propofol a augmenté de 81 % en mars, et en avril de 150 % comparé à mars et avril 2019. De même, la consommation de Cisatracurium a augmenté en mars de 311 %, et en avril de 340 % en comparaison à 2019. Nous avons également constaté que face à cette pénurie, les stratégies d’épargne mises en place dans les blocs opératoires et plateaux interventionnels ont été particulièrement respectées : la consommation de Propofol a ainsi baissé de 27 % (et de 65 % par rapport à 2019), et de Cisatracurium de 19 % (33 %).

28 % des établissements ont rapporté une rupture de stock d’au moins une des 5 molécules. 19 % d’entre eux ont reçu au moins une spécialité étrangère, et jusqu’à 5 ou 6 présentations et concentrations différentes par établissement entraînant des risques d’erreur médicamenteuse majeure. Les professionnels ont dû faire preuve d’une attention renforcée et d’une grande agilité. La SFAR et la SFPC ont publié des recommandations en ce sens.

J’espère que l’électrochoc sur la pénurie des médicaments (et des équipements) provoqué par la Covid va nous permettre d’avancer sur la résolution de ce problème majeur de santé publique.

Voir le site de l’ASNM