1,2, 3 Questions – Pr Axel Kahn

Pr Axel Kahn, président de la Ligue contre le cancer et généticien, au lendemain de la Journée mondiale contre le cancer.

La pandémie a généré des retards dramatiques dans la prise en charge des malades atteints de cancers. Quels sont les déterminants de cette crise sans précédent dans le traitement des cancers ?

Les premiers éléments factuels sont sans appel. Si l’on compare les chiffres avec ceux des années précédentes, il manque 23 % des cancers diagnostiqués. C’est près de 95 000 personnes dont le cancer n’a pas été dépisté. Selon une enquête menée sur 2 000 à 3 000 cas, la médiane des retards de prise en charge se trouve à 3 mois. Si l’on veut évaluer les pertes de chance pour les personnes malades, on peut se reporter à un article du British Medical Journal, qui les évalue à 8 à 13 % par mois de retard. C’est cohérent avec les modélisations d’une enquête d’Unicancer qui s’arrête au premier confinement et qui prévoit entre 1 200 et 5 600 vies perdues dans les années à venir. Dans une étude menée par la Ligue contre le cancer, nous avons une estimation encore plus lourde, proche de celle de Gustave Roussy : entre 5 000 et 8 000 décès. C’est très clair : la multiplication des foyers épidémiques au cœur même des centres de santé, la diffusion haute des infections nosocomiales et la tension hospitalière amènent les patients à repousser une consultation de dépistage.

Y a-t-il, d’après vous, des différences entre la première et la deuxième vague ?

La première vague a tué 30 000 personnes, mais la deuxième a déjà fait 48 000 victimes. Nous traversons actuellement une phase très délicate.

Lors de la première vague, certaines régions ont été très impactées : Le Grand Est et l’Île-de-France. Ces foyers épidémiques actifs diffusaient en gradients dans leurs pourtours. Aujourd’hui, seuls les trois départements bretons les plus extrêmes à l’Ouest ont un taux d’incidence inférieur à 100 avec une moyenne nationale à 220. Certaines régions ont été très impactées (Rhône-Alpes, PACA, les Hauts-de-France). La situation est aussi sérieuse qu’au premier confinement, sauf que cette fois-ci, l’ensemble du territoire est touché. Dans ces circonstances, nous avons beau dire aux gens que le principal danger est qu’un cancer ne soit pas dépisté, et donc, pas traité, le risque d’attraper la Covid en se rendant à l’hôpital reste malgré tout très dissuasif. La montée du péril sanitaire, les foyers épidémiques au sein des hôpitaux, le manque de confiance des patients, tout cela creuse les retards de prise en charge. D’une manière générale, lors de la première comme de la deuxième vague, le secteur privé hospitalier et les centres de lutte contre le cancer, moins touchés par la Covid, s’en tirent mieux que les hôpitaux publics généraux en termes d’impact de la pandémie sur les patients atteints de cancer.

Quels moyens pourrait-on développer pour endiguer les retards de prise en charge dans le traitement du cancer ?

Les retards ne se rattrapent pas. Mais il faut faire en sorte qu’ils ne s’accumulent pas. La première priorité est donc de juguler la crise. À la Ligue, notre mot d’ordre est : Tous les combats contre la Covid sont des combats contre le cancer. Mais il est urgent d’insulariser des centres de traitement pour les patients non-Covid, où ils puissent être isolés et sécurisés. La Ligue l’avait proposé dès le début de la deuxième vague. Pour les maladies importantes, qui vont énormément pâtir d’un retard de soin comme les cancers, mais aussi les maladies cardio-vasculaires, et l’ensemble de la chirurgie, il est essentiel de mettre en place des solutions durables. La transformation de l’ensemble des chambres de réveil en salles de réanimation Covid a engendré des retards, parfois des blocages de prise en charge de cas sévères de cancers. L’État a proposé d’organiser des transports sanitaires pour ce type d’urgence, mais il faut que chaque région sanitaire puisse être autonome dans son organisation. Si on envisage, contrairement à ce que j’espérais il y a six mois, de devoir apprendre à vivre avec ce virus et ses résurgences, avec des résistances aux souches antérieures, il est primordial de sanctuariser des espaces pour les patients atteints de cancer. Cette année, Octobre rose a été pour nous une immense mobilisation autour de la reprise du diagnostic. Cependant, développer en urgence des centres dédiés est la manière la plus efficace de faire baisser les réticences.