1,2, 3 Questions – Gilles Salvat

Gilles Salvat, directeur général délégué recherche et référence de l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail)

Comment est née l’initiative « One Health » ?

Vers les années 2000, l’épidémiologiste suisse Jakob Zinsstag a publié un livre, One Health, qui vient d’être traduit aux Editions Quæ. Il développe une stratégie mondiale, qui vise à reconnaître qu’il n’existe qu’une seule santé du bios, et invite à multiplier les collaborations interdisciplinaires pour la santé humaine, animale et environnementale. C’est la reconnaissance d’une interdépendance beaucoup plus étroite que ce que nous avions pensé au départ. Très vite, nous avons intégré « One Health » à l’Anses, nos travaux s’inscrivant depuis toujours dans ce contexte : nous avons des laboratoires de recherche en sécurité sanitaire des aliments, en santé des végétaux et des animaux, mais nous sommes aussi une agence d’évaluation du risque, dans l’air, l’eau, l’environnement, nous nous occupons d’exposition aux ondes, aux infrasons, nous étudions tous les facteurs chimiques, biologiques et physiques susceptibles d’interagir avec la santé. Sous l’impulsion de l’OMS, de la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture) et de l’OIE (Organisation mondiale de la santé animale), nous avons intégré cette idée d’une santé interdépendante.

En vérité, l’idée est beaucoup plus ancienne. Aristote, 4 siècles avant JC, avait déjà publié trois mémoires sur l’animal, ses similitudes et ses différences avec l’humain (histoire des animaux, partie des animaux, génération des animaux : différence et similitude entre l’homme et l’animal). Cette coévolution de l’homme et de l’animal est extrêmement bien documentée depuis le néolithique. Les premiers contacts avec les animaux ont eu lieu via la chasse, et se sont accrus avec la domestication et le développement de l’élevage. Un très bel article d’une équipe allemande de l’Institut Max Planck a mis en lumière la coévolution des salmonelles entre l’homme et l’animal depuis le néolithique.

Pendant la peste noire, le lien a été très bien compris avec les rats et les puces, avant même la découverte de l’origine microbienne des maladies infectieuses. De même, avant même que l’on sache que la rage est un agent microbien, les médecins avaient fait le lien avec les morsures, et d’autant plus avec l’apparition des vétérinaires au 18e siècle. La biologie comparée a toujours existé. Pasteur avait des vétérinaires et des médecins dans son équipe. Mais au 20e siècle, avec l’essor de la médecine, et l’impression que la vaccination et l’apparition des antibiotiques allaient permettre de se débarrasser à jamais des maladies infectieuses, ce lien s’est dilué. Médecines humaine et animale se sont parfois ignorées.

Qu’en est-il aujourd’hui ?

Nous sommes en train de redécouvrir, à la faveur de la pandémie, que nous vivons dans le même monde avec les animaux. 60 % des maladies infectieuses sont communes entre l’homme et l’animal et 75 % des maladies émergentes ont une origine animale. Nous travaillons depuis longtemps sur ces mécanismes d’émergence. On parle souvent d’émergences liées à la baisse de la biodiversité, je préfère parler de l’intrusion de l’homme dans des milieux préservés. Les émergences ont souvent lieu dans des zones intertropicales, à l’interface des forêts primaires et des zones anthropisées. Chaque fois que l’homme pénètre dans la forêt primaire (pour la chasse, des intérêts forestiers, agricoles ou miniers), il est intrusif dans un milieu préservé. Ces milieux accueillent une grande biodiversité d’espèces animales et par conséquent, une grande diversité de virus. Ces contacts peuvent faciliter le saut de la barrière inter-espèce par les agents pathogènes.

Le saut dans l’autre sens, de l’homme vers l’animal, existe aussi. Il est simplement moins bien documenté. La tuberculose du chien, qu’on appelait la maladie des chiens de bistrot – au contact de nombreux êtres humains potentiellement infectés –, en est un exemple. Les zoonoses passent dans les deux sens.

Dans le cas de la Covid-19, un virus identique à 95 % au SARS-CoV-2 a été découvert chez la chauve-souris Rhinolophe. L’adaptation a dû se faire par le passage au sein d’une espèce intermédiaire, encore indéfinie, mais cette pandémie est une pandémie d’origine animale. Des espèces animales ont aussi été contaminées par l’homme avec le SARS-CoV-2. Les chats et les chiens ont multiplié le virus, mais on sait aujourd’hui qu’ils l’excrètent peu et ne sont pas contagieux. D’autres animaux, par contre, peuvent être des hôtes du virus, comme les visons. Un aérosol généré au sein d’un élevage de visons par la grande quantité d’animaux porteurs peut faire que le virus passe du vison à l’homme. Notre travail est de veiller à ce qu’il ne se crée pas de nouveau réservoir animal, où le virus pourrait muter et échapper ainsi à la vaccination ou à l’immunité individuelle et collective. Avec SARS-CoV-2, la source principale de contamination, c’est l’homme. Mais il faut rester vigilant. Deux des quatre élevages de visons sur le territoire français ont ainsi été dépeuplés.

Cette proximité peut être aussi très positive : les furets et les hamsters dorés, très réceptifs à SARS-CoV-2, permettent de tester des molécules candidates pour le traitement de l’homme, comme les anticorps monoclonaux et les nouveaux vaccins. Grâce aux hamsters dorés, nous avons pu comprendre les mécanismes de fonctionnement de l’anosmie qui touche les malades de la Covid-19. On a pu montrer que le virus s’attaquait en premier aux cellules réceptrices de la muqueuse nasale responsables de l’olfaction.

Grâce à cette proximité, nous pouvons nous appuyer sur des modèles animaux pour tester des nouvelles solutions vaccinales, par exemple non dirigées contre la protéine Spike, avant de lancer les coûteuses évaluations cliniques.

Qu’est-ce qui a changé, du fait de la pandémie, pour l’initiative « One Health » ?

Avant, j’avais l’impression que la médecine réagissait peu au concept de « One Health », et le considérait comme un concept vétérinaire. On vient de redécouvrir que les animaux peuvent être l’origine d’une pandémie mortelle. Il aura fallu une zoonose de l’ampleur de celle qui nous touche actuellement. J’aimerais qu’on s’y intéresse aussi, hors pandémie.

Les médecins, eux, travaillent sur une seule espèce animale. Alors que nous étudions l’ensemble de la faune sauvage et que nous sommes des spécialistes des interactions. Un bon exemple ? Les abeilles. Exposées à de multiples agresseurs, chimiques et biologiques, nous avons pu mettre en lumière que ces coexpositions liées à l’agriculture, les rendaient très sensibles aux maladies des abeilles. Rappelons qu’elles sont les sentinelles de la santé de l’environnement. Nous commençons tout juste à travailler sur la notion d’exposome, qui prend en compte les multiexpositions biotiques et abiotiques.

La pandémie a fait émerger la création d’une nouvelle agence de recherche, ANRS-MIE (spécialisée dans les maladies infectieuses émergentes). D’emblée, il était évident que le monde de la santé animale et celui de la santé humaine y travailleraient ensemble, avec des mécanismes de financement communs. Ce sont des signaux positifs. De même, l’OIE, le FAO et le programme des Nations-Unies pour l’environnement (PNUE), vont créer un conseil d’experts de haut niveau sur « One Heatlh » : vétérinaires, médecins, écologues vont devoir travailler ensemble. J’ai l’espoir que l’on capitalise sur « One Health » pour éviter que les équipes travaillent en silo. C’est la seule solution pour faire face aux problématiques d’un monde commun.