La phagothérapie : réponse à l’antibiorésistance ?

Le développement des résistances bactériennes aux antibiotiques actuellement disponibles et l’inflation des infections nosocomiales ont relancé la recherche sur d’autres techniques de lutte contre les bactéries. Un certain nombre de patients français, à bout de ressource thérapeutique, ont choisi de tenter l’expérience de la phagothérapie avec parfois de bons résultats. De quoi faire tendre l’oreille à l’Office Parlementaire d’Evaluation des Choix Scientifiques et Technologiques (OPECST) qui a préconisé il y a quelques mois la mise en place d’une politique volontariste en faveur du retour de cette ancienne méthode. Mais les choses sont loin d’être simples.

L’antibiorésistance, un vrai problème

Pourquoi tant d’intérêt pour une technique si ancienne ? Parce que la résistance aux antibiotiques est un phénomène si préoccupant que l’Organisation Mondiale de la Santé en a fait une priorité mondiale. En France, le Ministère de la Santé a donné, en Janvier 2020, le coup d’envoi d’un programme prioritaire de recherche doté de 40 millions d’euros et dédié à la lutte contre la résistance aux antibiotiques. Celle-ci représente 33.000 morts par an en Europe d’après une étude récente et 700 000 décès dans le monde en 2014 selon une étude AMR Review. Et en effet, il n’y a pas eu d’avancée majeure récemment dans la recherche de nouveaux antibiotiques.

L’histoire de la phagothérapie

En 1910, le chercheur franco-canadien Félix d’Hérelle, participant à des travaux pour lutter contre les invasions de sauterelles, a l’idée de pulvériser sur les herbes des bactéries (coccobacilles) qu’il a trouvées dans les intestins de sauterelles malades. Il découvre ensuite que ces bactéries sont détruites par un mystérieux agent. C’est en fait un virus (dit bactériophage ou phage) qui se nourrit des microbes pathogènes et les détruit, entraînant la guérison du sujet infecté. Félix d’Hérelle se lance dans des recherches pour appliquer cette idée dans la lutte contre les infections humaines (qui font des ravages à l’époque) car cette thérapie est simple, peu onéreuse et sans effet secondaire.

Largement utilisés au début du 20e siècle, les phages ont été rapidement supplantés par la découverte de la pénicilline. Les antibiotiques sont en effet plus faciles d’emploi, plus stables et capables de cibler un éventail plus large de bactéries au moyen d’un seul produit. Des spécialités pharmaceutiques à base de phages ont pourtant été produites en France jusqu’aux années 1970 et figuraient encore dans le dictionnaire Vidal en 1976. Les collections de bactériophages de l’Institut Pasteur, à Paris et à Lyon, sont ensuite détruites et les laboratoires investis dans la phagothérapie ont progressivement arrêté la production de phages. Seul l’empire soviétique (notamment la Géorgie et la Pologne), n’ayant quasiment aucun accès aux antibiotiques au temps de la guerre froide, a continué à recourir à cette thérapie antibactérienne jusqu’à nos jours et les phages s’y achètent toujours librement en pharmacie.

Aujourd’hui, les patients français n’ayant plus accès à la phagothérapie sont de plus en plus nombreux à prendre le chemin de la Géorgie : l’Institut Eliava accueille près de 1 000 patients par an, dont 15 % d’étrangers.

Des phages abondants et efficaces sur de nombreuses maladies

Ces armes anti-infectieuses naturelles sont présentes dans tous les écosystèmes de la planète, y compris dans le corps humain. Elles se trouvent aisément dans les milieux aqueux : eaux douces ou salées, égouts, ou encore dans les sols. Les phages sont des virus prédateurs naturels qui infectent exclusivement des bactéries. Ils n’infectent pas les cellules eucaryotes et sont donc inoffensifs vis-à-vis des humains, animaux, plantes, poissons…

La phagothérapie présente de nombreux avantages. Le traitement est rapide puisqu’une seule dose peut suffire à détruire une colonie de bactéries. Il n’a pas d’effets secondaires, car la destruction des bactéries-cibles fait aussi disparaître les phages, une fois l’infection bactérienne traitée. Très spécifiques, les phages ne s’attaquent qu’aux bactéries-cibles et ne modifient pas l’ensemble du microbiome (ensemble des flores, intestinale, buccale, vaginale… d’un individu).

Les phages s’attaquent également au film bactérien qui se forme sur les surfaces, comme par exemple sur les prothèses, film qui résiste aux antibiotiques. Le traitement peut de plus se combiner à une antibiothérapie sans problème. Ils agissent en moins d’une demi-heure. Plus il y a de bactéries, plus ils se multiplient et sont efficaces.

Le potentiel d’utilisation médicale des phages est étendu : infections ostéo-articulaires chroniques, infections respiratoires, urinaires, gastro-intestinales ou encore cutanées, causées par des bactéries telles que Pseudomonas aeruginosa, staphylocoque doré, Acinetobacter baumannii ou encore Escherichia coli.

Un mode d’utilisation cependant un peu complexe

Les phages sont, on l’a vu, très spécifiques à certaines bactéries. Le processus débute ainsi par l’identification d’un ou plusieurs phage(s) actif(s) sur la bactérie infectant le patient (c’est une médecine hyperpersonnalisée) à partir d’une bibliothèque de phages disponibles qui sont ensuite produits et purifiés sous forme d’une solution stable. Les phages sont administrés au patient par contact direct lors d’une opération chirurgicale (application locale, in situ), ou encore par voie intraveineuse (IV), voire même en inhalation, mais ils sont détruits par l’acidité gastrique et ne peuvent donc être absorbés par voie orale.

Il n’existe aujourd’hui en France aucun médicament à base de phage bénéficiant d’une autorisation de mise sur le marché (AMM). Néanmoins, devant des infections bactériennes résistantes, pour des patients avec pronostic vital et/ou fonctionnel engagé (amputation), des traitements expérimentaux de dernière chance sont exceptionnellement utilisés dans le cadre de l’usage compassionnel. Ainsi, en 2017, deux patients des Hospices civils de Lyon (HCL) ont été officiellement traités par phagothérapie pour des infections ostéo-articulaires.

Un retour bien difficile

Les phages sont considérés juridiquement comme des médicaments et sont ainsi soumis à la législation européenne et française réclamant l’évaluation de leurs bénéfices et risques. Il faudrait donc conduite des essais cliniques coûteux pour pouvoir leur décerner le précieux sésame de l’AMM. Ces essais devraient de plus être menés avec des produits standardisés, conformes aux « bonnes pratiques de fabrication ». Les résultats doivent être contrôlables et quantifiables. Or, l’extrême personnalisation des traitements complique la réalisation d’essais contrôlés randomisés et impose de passer par des moyens de preuve plus fragiles.

Autre écueil, les phages doivent intéressés les grands acteurs de l’industrie pharmaceutique. Agents biologiques vivants, ils ne sont pas brevetables. Ils ont aussi un effet immédiat et ne sont pas destinés à des traitements longs. Impossible également d’espérer une production de masse en raison de l’hyper-individualisation des traitements. C’est donc un « marché de niche ». En France, une entreprise s’y intéresse et mène des études dans le traitement du staphylocoque doré sur prothèse. Une première étude multicentrique randomisée (Phagoburn) a donné des résultats décevants, mais les patients recevaient tous le même mélange de phages, ce qui n’était probablement pas la meilleure stratégie.

De plus, le faible nombre de cas traités ne permettent pas d’apporter de preuves suffisantes, même si empiriquement, les phages apparaissent utiles et sans risque pour les patients.

Se procurer des bactériophages n’est pas non plus facile, car peu de laboratoires produisent aujourd’hui ce type de virus.

On le voit, les obstacles sont encore nombreux sur la route du retour des bactériophages. Il y a cependant un espoir car le verrou administratif pourrait sauter si le statut des phages était modifié, les classant en tant que préparations magistrales produites en pharmacie, et non plus en tant que biomédicaments. C’est ce qui s’est passé en Belgique, où la thérapie par phages est autorisée sous forme de préparation magistrale, depuis janvier 2018.

Sources