Interview Daniel NIZRI – Fil rose 22 octobre 2021

Professeur Daniel Nizri, président bénévole de la Ligue nationale contre le cancer

 Pour la Ligue contre le cancer, quels sont les enjeux de la campagne Octobre Rose de lutte contre le cancer du sein ?

Octobre Rose permet de sensibiliser médias, décideurs et citoyens en premier lieu au dépistage du cancer du sein qui, notamment à cause de la crise sanitaire, connaît une baisse inquiétante de participation. La Ligue, quant à elle, s’inscrit dans cette démarche de promotion des dépistages et en profite aussi pour élargir la question à la prévention des cancers du sein, aux suivis thérapeutiques, à la reconstruction tant physique que psychologique des femmes et parfois des hommes qui en sont victimes. Le réseau de la Ligue, puissant (« pas un canton sans un Ligueur ») et incarné (près de 15 000 ligueurs) lui permet d’agir au plus près des publics à mobiliser en priorité. Et la Ligue n’agit pas seule : avec les Centres régionaux de coordination des dépistages des cancers (CRCDC), avec d’autres associations, avec certaines collectivités territoriales…  La Ligue est reconnue par la population pour son indépendance, son sérieux, son autorité, ce qui fait que l’information délivrée par elle répond aux questions des personnes désireuses de mieux comprendre les cancers du sein, les moyens de s’en prémunir, de se soigner ou bien entendu, le dépistage.

Enfin, l’indépendance et la puissance de la Ligue reposent sur la générosité de la population : générosité en temps (bénévolat, autres formes d’engagement) et générosité en dons et legs. En même temps qu’elle dispense aide, assistance et promotion des dépistages, Octobre Rose permet aussi à la Ligue de renforcer ses moyens.

Comment expliquez-vous la faible participation à la campagne de dépistage du cancer du sein ?

Avant la crise, le taux d’adhésion au dépistage organisé était moindre par rapport aux nécessités médicales et épidémiologiques pour sauver plus de femmes encore. Dans les meilleures années, nous avons frôlé les 50 % de participation au dépistage organisé. Mais ce n’est pas suffisant.

Et la crise Covid a très sérieusement réduit le taux de participation. Il est aujourd’hui de 42,8 % et ce taux national ne rend pas compte des inégalités sociales et territoriales. Les raisons sont multiples : fermeture des cabinets de radiologie, arrêt des envois des invitations, autoconfinement des individus qui ne souhaitaient pas se rapprocher de structures sanitaires où ils auraient risqué de croiser des personnes contagieuses, arrêt des campagnes d’information.

La partie de la population consciente de l’importance de la prévention et des dépistages a trouvé les voies et les moyens pour néanmoins en bénéficier. D’autres ne recevant plus les invitations n’ont pas poursuivi le dépistage pour des raisons financières. Pour moi ces disparités économiques sont un vrai sujet de préoccupation pour les dépistages et l’accès à l’offre sanitaire en général.

Comment pourrions-nous améliorer et faire adhérer les Françaises au programme de dépistage ?

Du fait de mon passé de soignant, d’usager des soins et de responsable de certains programmes nationaux, j’ai observé un point de clivage entre ceux qui ont acquis une compétence au travers de leur éducation ou de leurs expériences professionnelles et les autres personnes. Pour ces dernières, nous devons « aller vers ». Or aujourd’hui, tout notre système de santé est construit autour du soin. Nous attendons que la personne ait un problème de santé, soit gênée, handicapée, y compris par la douleur et qu’elle vienne consulter pour s’en rapprocher. Le changement de paradigme doit s’opérer dans les meilleurs délais : « prévenir, dépister, protéger » et prioritairement les personnes vulnérables, éloignées du système de santé, éloignées ou en marge des actions traditionnelles d’éducation, de prévention. Les soignants, les éducateurs, les acteurs de terrains doivent être mieux formés à ce triptyque et doivent se rendre plus accessibles et à l’écoute des questions dites de santé. L’école, dès le plus jeune âge, a un rôle à jouer. Je suis admiratif de tout ce que de nombreux enseignants font. Au fur et à mesure de sa progression dans le système éducatif, nous devons mieux faire comprendre à l’enfant que le bien-être repose sur la santé et la prévention. Ceci est indispensable à la compréhension de nos messages. C’est pourquoi à la Ligue nous voulons réactiver notre convention avec l’éducation nationale et être plus présents in situ, aux côtés du corps enseignant.

Enfin, et cela va de soi, pour mieux faire adhérer les femmes au programme de dépistage, la priorité doit être donnée aux femmes elles-mêmes : les soignantes avant tout, les militantes associatives, les leaders d’opinion. Un mot à propos des soignantes et des femmes œuvrant dans le corps sanitaire et médical : on oublie trop souvent les chercheuses qui ont leur mot à dire et peuvent apporter un éclairage fort sur certains aspects de la prévention ou du dépistage des cancers du sein. On oublie aussi les sages-femmes qui sont très écoutées par leurs patientes et ont un droit de prescription. On oublie encore les autres professionnelles qui peuvent apprendre très en amont, de prendre soin de ses seins y compris en ayant recours à l’autopalpation ou autosurveillance régulière. On oublie enfin les proches des femmes concernées : leurs enfants, leurs compagnons, leurs amis, leurs collègues qui peuvent se révéler être d’excellents « prescripteurs. »

Et, pour finir, il est décisif d’envisager la promotion du dépistage du cancer du sein auprès des femmes concernées en prenant en compte la réalité de leur vécu : peuvent-elles s’absenter d’un travail précaire ou aux horaires décalés ? Ont-elles besoin d’aide, d’accompagnement par exemple pour faire garder leurs enfants pour aller au centre de dépistage ? Ont-elles peur du résultat ? Peuvent-elles faire face à des coûts annexes éventuels ? Bref, le dépistage n’est pas en marge de la vie des femmes.

C’est pour cela que je souhaite que la Ligue nationale et ses 103 comités départementaux jouent un rôle en matière de prévention de la santé, d’accompagnement des plus fragiles, de soutien de la recherche et de pédagogie, d’information et prise en considération de la vie des femmes concernées dans toute leur singularité et leur sororité. L’activité de cancérologie ne doit pas se faire au détriment de l’accessibilité aux soins pour tous.